Times New Roman, Arial, Helvetica, Courier, Tahoma… les logiciels de traitement de texte et les mails ont rendu familiers ces noms de typographies. Si beaucoup d'utilisateurs emploient d'office la police proposée par défaut, d'autres tentent de trouver celle qui serait la plus en adéquation avec leur personnalité – classique, affirmée, féminine, décontractée, etc. – à l'instar d'une écriture manuscrite, choisie cette fois, qui révèle un peu de soi.

Ces quelques arbres cachent l'immensité de la forêt typographique. « Depuis qu'il est facile de vendre en ligne sur des sites indépendants, la création est foisonnante, explique Jean-François Porchez, à qui l'on doit notamment la modernisation des caractères du Monde et la Parisine employée pour les stations de métro. L'offre est gigantesque. Le secteur de la communication y recourt beaucoup. » Ces caractères sont partout : presse, Internet, affiches, publicités, logos, signalétique… Ils imposent dès le premier regard une identité : Cooper Black est indissociable de marques comme Kickers et easyJet, Gotham du Yes we can d'Obama, Clarendon du Figaro, Waltograph (une police maison) de Walt Disney, Catull de Google.

« L'édition fait sans doute moins appel à de nouveaux caractères car le changement graphique a lieu à beaucoup plus long terme, poursuit Jean-François Porchez. Quand une collection est établie, on n'y touche presque plus. Les caractères au sein du livre se transforment de temps en temps avec l'évolution technologique, mais le changement est invisible pour le lecteur. »

L'histoire de la typographie est intimement liée à celle du livre, même si elle ne peut y être réduite – le Trajan, souvent présent sur les affiches de films, vient de la colonne élevée en 113 en l'honneur de l'empereur romain. Pour imprimer sa célèbre Bible, Gutenberg mit au point une police qu'on appellera plus tard Textura. « Un humaniste français, Geoffroy Tory, dut faire choix, à la cour de François Ier, d'un caractère “à la française” pour les imprimeries récemment installées, explique Massin, l'un des plus grands graphistes français. D'un côté, en Allemagne, le dessin du plomb s'inspirait de la Textura pour créer le Fraktur, d'un dessin gothique ; de l'autre, à Venise, c'était l'italique, une écriture penchée. Son choix s'est porté sur un caractère qui imitait la dernière version de l'écriture des scribes. » Naît le Garamond dont la police et ses avatars demeurent particulièrement présents dans l'édition. « Associés au livre depuis cinq cents ans, ils ont une histoire, explique Jean-François Porchez. Leurs formes bien dessinées, leur faible contraste, leurs changements de largeur qui donnent du rythme à la lecture évoquent le livre sans aspect industriel ni précieux. Ils sont le nombre d'or pour les typographes. »

En 1966, Massin publiait La Cantatrice chauve de Ionesco chez Gallimard en typographie expressive, qui « exploite graphiquement les rapports qui peuvent exister entre la voix humaine et la typographie, en mettant en pratique la théorie des correspondances entre les sons et les couleurs ». Le livre devenu culte, Massin a récidivé avec une trentaine d'ouvrages qu'il publie lui-même. Peu d'éditeurs font preuve d'audace. « Ce sont maintenant les vendeurs qui font la loi, estime Massin. Or ils pensent qu'il faut toujours refaire ce qui a bien marché. Sauf dans quelques maisons comme Gallimard, Albin Michel, le Seuil. » On peut citer également les Éditions Allia, Actes Sud et Autrement.

Alors que le tout-venant voit dans la page le noir de la lettre, le créateur de typographie s'attache au blanc. « Ce qui nous intéresse, explique Philippe Millot, enseignant à l'École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) et dessinateur de livres, c'est ce qui n'est pas visible, c'est-à-dire tous les espaces de politesse de la typographie : les marges, les contreformes (les blancs à l'intérieur des lettres et entre elles). Ils expriment pour moi la qualité de nos échanges avec les autres. »

Chez Gallimard, les « Beaux Livres » ont chacun leur typographie, leur mise en page. Mais au sein même d'une collection comme la Blanche, des variations interviennent également. « Chaque auteur peut émettre des souhaits, explique Freddy Joory, chef du service typographique de la maison. Un livre de Pierre Assouline ne sera pas identique à celui de Jean-Christophe Rufin. Selon la longueur du texte, le format, le genre (roman, poésie, essai), les polices seront différentes. Notre principe est que la typographie ne doit pas être visible, que le lecteur ne s'arrête pas sur elle. Elle doit être la plus simple et discrètepossible. »

Les couvertures laissent souvent davantage de place à la créativité des graphistes. Lancée en 1972, Folio avait des couvertures élaborées par Massin avec une typo Baskerville Old Face et une illustration. En 2009, elles sont remaniées. « Nous avons voulu mettre davantage en valeur les noms des auteurs de notre catalogue en utilisant la couleur et l'univers, actuel et dynamique, associé au Garamond, qui représente le classicisme gallimardien », explique Anne Lagarrigue, directrice artistique de Gallimard. Avec l'essor des achats sur les sites marchands, les couvertures pourraient changer peu à peu d'aspect. « Sur l'écran, contrairement à la table de librairie, elles sont petites, rappelle Anne Lagarrigue. Nous étudions les moyens d'être le plus visibles possible, sans que cela soit au détriment de la finesse et de l'originalité. »

Tout comme pour les marques, dans l'édition aussi la typo crée une reconnaissance immédiate. Que l'on songe au logo de la NRF en Didot italique depuis 1958 ou à celui de Gallimard en Bodoni, « rond dans son dessin et aigu dans ses terminaisons, classique et intemporel, pointu et référentiel, exprimant ainsi notre identité », explique sa directrice artistique.

Le monde de la typographie s'inquiète de l'essor du livre numérique. « Quand le papier a disparu, pour différencier le livre dématérialisé d'un éditeur, il ne reste que la typo, les marges et les blancs, note Jean-François Porchez. Or, il est souvent proposé quatre ou cinq caractères parmi lesquels le lecteur peut choisir. » Pour Anne Lagarrigue, « le livre numérique est pour l'instant plutôt synonyme d'appauvrissement, avec des apostrophes au joli dessin remplacées par des barres verticales, des coupes à la ligne établies selon la taille de l'écran et le caractère qu'aura choisi l'utilisateur, sans réelle maîtrise à la source. »

Directeur de recherche à l'Ensad avec André Baldinger, encadrant des étudiants qui conçoivent deux alphabets originaux pour une lecture mixte écran et papier, Philippe Millot s'interroge sur les ouvrages numérisés : « Avec le texte au format numérique, à la mise en page liquide, chacun peut changer les paramètres élémentaires. Il faudrait être typographe soi-même pour lire son livre savamment et ne pas jeter plus de mille ans de connaissance de mise en forme du texte. Pour un professeur, la perspective d'un retour à l'école de tous ces lecteurs en quête de connaissances typographiques est assez joyeuse ! »